A toi

Tu bouges beaucoup. Tout le temps.

Combien de temps met-on à s’approprier les mots de la grossesse ? Ou sont-ce les mots des autres ? Combien de temps faut-il pour réussir à prononcer “c’est merveilleux”, “je me sens transformée”, “félicitations à moi, à toi, quel bonheur indicible” ?

Les boîtes roses et les courriers de la CAF s’amoncellent sur la commode ; je regarde les ventres ronds d’autres que moi, elles ont l’air serein et une belle linea negra, moi j’ai le ventre encore pâle et l’air soucieux.

Il ne faut pas sous-estimer le mot “angoisse”. Depuis que je croise ce mot dans des histoires plus graves que la mienne, je m’arrête, le soupèse. J’imagine la tête de celle qui a écrit ça, quand peut-être elle était allongée nue sur le carrelage de sa salle de bains, en boule, à paniquer – “panique” aussi, maintenant, je fais attention.

Ils disent : “les craintes et peurs sont normales”.

Je n’avais jamais eu peur de ma vie, voilà ce que j’apprends.

Je trouve ça pas normal du tout. Je trouve d’ailleurs la peur extrêmement effrayante.

 

Et toi tu tapes, tu cabrioles.

Ma fille.

Tes coups sont merveilleux.

Ça y est je l’ai écrit. Alors je ne suis pas si pire que cela ? J’ai dit un mot qu’on trouve sur les sites de filles qui flottent, émerveillées par leurs hormones.

Les niaises.

Je ne comprends pas bien, pas toujours. Je ne réalise pas. Je m’imagine embrassant ton cou, tes pieds… jamais ton visage : tu n’en as pas. Peut-on aimer une sans-visage ?

Tu es abstraite.

 

D’ailleurs, excuse-moi de te le dire, mais tu n’es pas la seule : l’équation câlin = bébé me semble également très abstraite et tout à fait disproportionnée.

Bébé est absurde, inconcevable, une folie. La conséquence de l’acte confine au risible.

 

Enfin, je ne veux pas te vexer.

Le plus troublant, c’est quand j’imagine que tu vas peut-être un peu me ressembler. J’y ai pensé deux fois. Cela te rend plus réelle. En fait, plus mienne.

J’imagine aussi ma robe de nuit indienne, la bleu ciel que j’aime tant et qui est si légère, j’invente une maternité aux murs assortis, une loupiote de chez Anokhi et toi, dans ton berceau transparent, à ma gauche. Tu portes ce petit pyjama crème que je t’ai acheté, avec un lapin brodé sur la poitrine. Tu n’as toujours pas de visage mais tu as récemment gagné une paire de lèvres – je les ai piquées dans un magazine, je les avais trouvées jolies, hop je les ai mémorisées exprès pour toi, pour te peindre un peu plus.

 

Te donner corps : une toute petite ligne sur ma to do.